Dimanche après-midi, jour de Pâques, sur le trajet de la montagne en route vers le Mont-Royal, j’ai croisé une dame âgée qui semblait chercher son chemin pour retourner chez elle. La voyant hésitante, je me suis retournée, je suis allée vers elle et lui ai demandé si je pouvais l’aider. En l’écoutant – elle cherchait ses mots en français – je ne savais pas si elle était confuse ou tout simplement elle avait perdu momentanément sa route.
Je comprends bien cet état d’égarement, car il m’arrive de ne plus savoir où je suis même si c’est un trajet connu. Ne vous inquiétez pas… ça date de très longtemps ce sentiment d’errance ou de non-appartenance à quelque chose de bien réglé ou connu dans notre société. Je suis certaine que je ne suis pas la seule à perdre ma route, consciemment ou inconsciemment.
Je l’ai donc approchée en essayant de ne pas l’apeurer. Au début, quoique rieuse, elle semblait un peu méfiante. J’ai fait route avec elle en essayant de comprendre où elle voulait aller. Elle n’était pas confuse du tout. J’ai vite constaté qu’elle était plutôt une femme indépendante, autonome et habituée à faire de grandes marches seule. Et à trouver son chemin par elle-même ! J’aimais ça beaucoup…
Après une bonne demi-heure de route ensemble, une fois qu’elle eut bien repéré son trajet, elle me dit au revoir en haut de longs escaliers qu’elle devait descendre. Je l’ai empoignée doucement par le bras et lui ai dit que je ne la quitterais pas avant qu’elle soit rendue chez elle. Elle m’a souri, je pense qu’elle était contente que je sois là pour la soutenir, car ça faisait déjà plus d’une heure qu’elle marchait.
Incroyable ! J’appris qu’elle était âgée de 92 ans. Cette dame fascinante si volubile, enjouée, à la fois menue, courbée et d’une énergie contagieuse, pas confuse du tout; elle avait simplement perdu sa route, car son raccourci habituel à travers la forêt de la montagne était impraticable à cause de la dernière bordée de neige. Une petite sacoche noire qu’elle balance constamment, un grand manteau gris bleu en duvet, pas de foulard, nu-mains, un bandeau blanc sur les oreilles et ses cheveux blancs et en souliers pointus en cuir verni style rétro à talons mi-hauts. Et elle tenait à parler français même si elle devait chercher ses mots.
Moi j’étais emmitouflée au moins 3 tours dans mon grand foulard de laine, des gants de laine et bottes de marche. Le kit pour aller marcher quoi! Imaginez la suite… On a descendu ces premiers nombreux escaliers, coupé le trajet en prenant un grand corridor à l’Hôpital Général puis pris les ascenseurs pour se retrouver encore en haut de grands escaliers à descendre. Avant de marcher le grand corridor, elle me demande: « Est-ce la première fois que vous venez à cet hôpital ? » « Effectivement ». Elle semblait fière de m’avoir fait découvrir cet hôpital. Elle me regarde d’un air reconnaissant, car elle pensait que c’était là que l’on allait se quitter. Et moi je regardais ce long corridor et je n’en revenais pas qu’elle ait encore à faire ce long trajet. Je lui répète que je ne la quitterai pas avant qu’elle soit chez elle. Là, elle m’empoigne fermement le bras, contente je pense, et avec l’air de dire « allez en route ma fille, tu ne sais pas ce qui t’attend ».
Effectivement, encore de longs escaliers à descendre, puis on a traversé la grande avenue de la Côte-des-Neiges- genre 6 voies rapides – et marché encore deux interminables rues pour arriver enfin chez elle. Ouf ! Au début du trajet, je lui ai proposé qu’on prenne un taxi ou l’autobus mais elle n’a pas voulu… « Vous êtes un ange », me dit-elle sur l’air de « on marche ».
Au total, nous avons marché une bonne heure et demie d’un pas assez rapide avant d’arriver chez elle, aucunement essoufflée cette ange parlant abondamment tout en marchant.
Elle m’a fait entrer chez elle rue Summerhill. Encore des escaliers pour rejoindre ses appartements ! Elle monte toujours d’un pas aussi alerte et ne semble pas fatiguée. Elle m’a dit n’avoir jamais été malade. Elle ne porte pas de lunettes pour lire. Une magnifique rencontre !!! Un cadeau de Pâques tout en chocolat pur. Une femme cultivée qui a fait le tour du monde. Maison style européen de l’ouest de la ville et combien remplie, car partout des œuvres d’art, des peintures, des sculptures, des meubles antiques et authentiques dont des armoires du Japon – elle parle japonais, allemand, etc. – des chaises ayant appartenu à la reine d’Angleterre, etc. Une collectionneuse, une adepte des encans ! Elle se raconte encore et encore et me montre de ses souvenirs significatifs… des articles de journaux, des photos, etc.
Une femme originaire de la Pologne arrivée au Québec en 1958. Elle a eu une agence de voyages donc elle a beaucoup voyagé. Elle parle huit langues. Elle a un fils qui vit en haut de chez elle dans sa maison. Elle était inquiète de le revoir, car elle disait qu’il allait la chicaner à cause de sa longue absence.
Aussi elle me raconte avoir d’abord été une « World Business Woman » mais elle voulait devenir médecin. « Après la guerre », lui aurait dit son père. Ce qu’elle ne devint jamais… mais en revanche elle fait de la radiesthésie, me montre ses bâtons et comment ça fonctionne… Elle me dit que personne ne devrait avoir un cancer, car toutes les maladies viennent du sous-sol de la terre et que cela, on ne veut surtout pas en entendre parler…
J’aurais pu passer encore des heures et des heures avec elle… mais il se faisait tard et elle ne semblait plus se soucier de son fils et de ses inquiétudes. Ni manger. Elle était contente de se raconter et de me savoir curieuse et attentive à elle. Je la reverrai sûrement car elle est fascinante, intéressante, intrigante et combien attachante ! Et si vive et vivante !
Une belle leçon de résurrection que cette femme encore si énergique venue d’ailleurs, toute seule jusqu’à aujourd’hui 92 ans et encore prête à accueillir la nouveauté et l’autre !!! Elle m’a dit vouloir m’inviter à manger de la goulash quand elle aura fait de l’ordre dans sa maison.
En vous racontant cette rencontre, cette Eva, c’est une façon pour moi de la rendre vivante jusqu’à vous et de la garder encore plus longtemps dans ma mémoire et dans la mémoire de nous toutes et de ces femmes que l’on veut voir, entendre et lire dans nos petits cahiers d’adulte.
3 réponses à Récit de ma rencontre avec Eva sur la route de la montagne